La traversée Kos-Bodrum coûte 17 euros et se fait en 20 minutes. Le prix et le temps pour quitter l’Europe et rejoindre la Turquie. C’est grâce aux ferries ultras rapides « catamarans » que nous réalisons cette prouesse, bien confinés dans la cabine, bien protégés. 23,5 km en 20 minutes, du 28 nœuds, à cette vitesse pas de ponton.


Bodrum-Kos me coûterait pareil et je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces âmes qui ont tenté de relier ces deux côtes au prix de leur vie, parfois noyées. C'est ici, à Bodrum que le petit Syrien de trois ans Aylan Kurdi a été retrouvé et photographié mort.


Djidji a fait cette même traversée, pour 3500 euros et dans des conditions effrayantes. Djidji travaille depuis au « Sail on Kos », entouré de bénévoles occidentaux en quête de nouvelles aventures, dont nous. C’est comme ça que Matthieu l’a rencontré, ils ont monté des tentes ensemble et sympathisé. Djidji, Palestinien, travaille à l’« Eco-Glamping », pour 25 euros par jour, quand il n’est pas retenu dans le centre de réfugiés dans lequel il a échoué. Il semblerait que ces 25 euros/jour soit le salaire sur place. Nous n’avons pas osé plus investiguer. Monter des tentes sur fond de politique migratoire, un parfum de SteenRock. Rien à voir, on s’entend mais on y a pensé tous les deux.


Pendant que Matthieu monte les tentes, moi je « fais l’école » comme dit Marius. Faire l’école est une sacrée aventure. Je me replonge dans diverses matières et tente de les expliquer au mieux. Pour Marius, aucun souci, si ce n’est qu’il a autre chose à faire de sa vie bien entendu. Pour Gaston, le défi est plus grand. Non seulement il a autre chose à faire, mais en plus il faut lui expliquer de nouveaux concepts. La distributivité simple, les équations à une inconnue, la distillation, le fonctionnement du cœur humain, le datif, l’accusatif… On y arrive, quelques détours pour les matières les plus complexes mais ça se passe assez bien. J’aime beaucoup les accompagner dans ces apprentissages en fait.


J’ai donc ce statut particulier de mère au foyer et au camp, on ne m’assigne aucune tâche, si ce n’est le désherbage. Je peux de fait désherber en solo et si je suis interrompue par les enfants, je ne bloquerai pas une équipe. De grands moments de méditation le long de ces allées à chasser toute herbe rebelle, même belle.


Avant de revenir sur notre bateau turc, petite parenthèse sur Gaston. Il en a surpris plus d’un, traversant le camp de part et d’autre à aider les uns et les autres, ultra-débrouillard et concentré sur les tâches qu'il choisissait. Il s’est donné. Heureux coéquipier d’Emma et Matthieu, un couple de Nantais très sympathique du camp. Parler français à de jeunes adultes et passer du temps avec eux lui a permis de sortir un peu de la bulle parentale. Il a de plus fait des bonds en anglais avec les autres "volunteers". C’est super de le voir grandir !


Et donc me voilà sur mon ferry catamaran, la vague à l’âme sur la nature humaine et le monde qui nous entoure. Mais je suis vite ramenée à la réalité : les vélos sont du mauvais côté, on doit tout déplacer. Et rapidement, les prochains passagers vont embarquer (17 euros, 20 minutes, ça doit être rentable). On passe la douane, accueillis par un douanier aimable comme un douanier. Bagages scannés, reconnaissance faciale pour tous, même la petite Rosalie. Je l’observe, à sourire dans l’angle de la caméra, intriguée, curieuse, une toute petite fille. Je repense au fait qu’elle est déjà QR-codée malgré elle sur sa carte d’identité belge. Et si on nous QR-codait tous ? Un bon tatouage, rien de tel. Un nouveau marché juteux à prendre. 7, 8, 9 milliards d’individus à venir et autant de scanners que de postes frontières à fournir. Bon OK, une dose suffit mais quelle opportunité économique... « Allô Bill ? » ;)


Sur ce, nous arrivons à Bodrum, la Turquie nous nargue, le vélo nous attend. Petite journée de mise en place dans cette St-Trop' de la mer Egée, très chouette, et puis le départ. Cinq jours intenses de vélo nous attendent, nationales bien encombrées, relief bien marqué, vent bien dans la face… On s’adapte, on prend les toutes petites routes, leurs cols et leurs kilomètres supplémentaires. On doit de fait avancer, nous avons un rendez-vous demain avec mes parents et Elsa. Je suis vraiment très heureuse et impatiente des retrouvailles. Un décompte des dodos est de rigueur depuis quelques jours…


Sinon, la Turquie est là, bien vivante. Un monde nouveau s’ouvre à nous, nos yeux sont attirés par les couleurs, le mouvement, les bazars, les paysages, les villes blanches construites à flanc de montagne, épousant leurs formes, tels des gradins. Y compris des blocs de cités inhabitées, témoins de l’appétit féroce d’entrepreneurs repus.


Et cette magnifique rencontre hier soir. Nous débarquons dans un bled à 18h00, KO de la journée et en quête d’un endroit où planter la tente. Et tant qu'à faire pas dans un camping désaffecté semi-glauque comme la veille. Au début, ça semble compliqué, le moral est d’humeur faiblarde. Un petit google translate pour nous aider à nous faire comprendre et nous atterrissons finalement dans le jardin tout propret d’un homme doux et accueillant. Le fils, que nous croiserons plus tard avec sa mère, vit en partie aux Etats-Unis et parle anglais. Le dialogue s’ouvre et nous sommes invités à partager le lendemain matin un petit-déjeuner gargantuesque et riche en saveurs. Encore un tout grand merci à Orkut et ses parents pour leur accueil.


Céline